Turandot au Teatro Colón d’après Roberto Oswald ou l’empire de la tradition

Fuente: Olyrix

Le Teatro Colón de Buenos Aires reprend Turandot de Puccini dans la mise en scène traditionnelle qu’avait signé en son temps l’Argentin Roberto Oswald.

La création de la mise en scène de Roberto Oswald pour Turandot au Teatro Colón date de 1993. Reprise de très nombreuses fois en Amérique latine, dont en 2006 au Luna Park de Buenos Aires, elle est à nouveau programmée au Teatro Cólon, revisitée par le metteur en scène Matías Cambiasso, assisté par Aníbal Lápiz, ce dernier signant également de somptueux costumes. La baguette tenue par Christian Badea, chef invité américain d’origine roumaine, fait résonner l’orchestre permanent du Colón tandis que Miguel Martínez dirige le chœur permanent du théâtre et que César Bustamente mène le chœur d’enfants de cette même maison.

Aux antipodes des choix épurés et sobres de Robert Wilson au Teatro Real de Madrid en décembre 2018, la mise en scène de Roberto Oswald n’échappe pas aux chinoiseries des décors : un gong géant au centre de la scène, le profil de deux reproductions de sculptures monumentales de guerriers chinois ayant un genou à terre côté cour (des soldats du premier empereur de Chine Qin Shi Huang de Xian), le côté jardin ayant été dépossédé de ces mêmes sculptures alors qu’elles étaient présentes dans la mise en scène de 2006, sans oublier les têtes décapitées qui ornent les éléments en hauteurs. Si chacun de ces éléments impressionne, leur juxtaposition laisse perplexe : elle rappelle qu’il s’agit d’un spectacle effectivement conçu il y a maintenant plus de 25 ans. Le spectateur placé sur les côté perd le jeu des symétries, puisque tout est agencé autour du centre de la scène d’où se découvrira avec beaucoup d’élégance la silhouette puis la voix de Turandot. Cette mise en scène, qui joue beaucoup sur la profondeur du plateau, garde toutefois intacte une savante construction scénique : les déplacements, restreints et sur le mode de la lenteur, créent un rythme en adéquation avec la majesté du cadre impérial qui ne nuit en rien à l’efficacité dramatique. Notons enfin les superbes lumières nocturnes du troisième acte (Rubén Conde), le camaïeu bleuté et végétal venant recouvrir la scène d’une poésie intimiste absente jusque-là.

La grandiloquence des décors trouve une belle correspondance dans l’orchestration. Le chef Christian Badea sait en effet exploiter les ressources, les palettes et nuances de l’orchestre du Colón. Le jeu sur les couleurs et les volumes est remarqué, même si les chanteurs sont parfois un peu couverts par cet élan orchestral. Cependant, les percussions (xylophones en particulier) assument un rôle de ponctuation en parallèle de la trame du livret et leurs sonorités exotiques, mises en valeur par le fait qu’elles proviennent des loges, résonnent avec le décor typique. 

La voix de Turandot (Maria Guleghina) est à l’image du rôle : le timbre de la soprano russo-ukrainienne est coupant, tranchant même sur des aigus maintenus avec aisance. L’articulation est forte, la voix se fait perçante lorsque le ton martial le réclame. Le vibrato, un peu resserré, sert à la fois la complexité de la partition et l’ingratitude du rôle. La sécheresse vocale qui est volontairement déployée sied pleinement au personnage. « Gli enigmi sono tre » (Les énigmes sont trois) : son duo avec Calaf à l’acte II, soutenu par la spontanéité de son rire sardonique, permet de mettre en avant ses qualités d’actrice. Maria Guleghina sait aussi manifester beaucoup de grâce (comme lors du dévoilement du personnage suite aux trois coups de gong de l’acte II, par ailleurs pas tout à fait idéalement synchronisés avec le gong réel de l’orchestre).

Calaf est crédible et conquérant. Il est incarné par le ténor d’origine lituanienne Kristian Benedikt. Vocalement, l’articulation est sans faille tandis que le timbre, agréable, rond et suave, séduit. Néanmoins, si le phrasé est soigné, il est dommage que le manque de volume soit perceptible dans certaines projections où le souffle peut sembler un peu court : « Vincerò! » (victoire !, III,1). Littéralement acclamée par le public, l’Argentine Verónica Cangemi démontre son savoir-faire en incarnant une Liù touchante, très investie scéniquement. Si l’émission est saine, la clarté et la pureté du timbre ainsi que l’agilité des vocalises, émeuvent et emportent l’adhésion de ses compatriotes dans la salle, avec en point d’orgue sa lamentation finale. En interprétant Timur, le baryton-basse James Morris témoigne de sa capacité à jouer ce rôle (comme lors de ses trémolos à la mort de Liù) mais montre vocalement ses limites : le timbre langoureux et chaud de sa voix aurait mérité des projections mieux maîtrisées du point de vue du volume.  

Les trois ministres que sont Ping (Alfonso Mujica, dont la voix chaude de baryton témoigne d’une émission claire), Pang et Pong (respectivement joués par les ténors Santiago Martínez et Carlos Ullán), font preuve d’une intéressante complémentarité vocale et dramatique. Les voix (tessitures, timbres et phrasés), comme les corps (costumes, déplacements ou positionnements), se croisent, se complètent et se construisent de façon très travaillée au service du comique et de la fantaisie de ce trio. La prestation scénique ne tombe jamais dans la caricature ou la facilité. Ce gouvernement contraste avec le retrait de l’Empereur interprété par Raúl Giménez, trop peu audible, mais il est vrai un peu défavorisé par une mise en scène qui le place à l’écart de l’action dramatique.

Le spectacle est finalement applaudi sans être plébiscité (à l’exception de la prestation de Verónica Cangemi).